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Tribune : " Pour sauver des vies, un SMS ne suffira pas ", Le Monde, 7 avril 2020

Violences conjugales, politiques publiques, confinement

 

Les membres de l’équipe Virage spécialisées sur les violences conjugales avec d’autres collègues sociologues, juristes et spécialistes des violences de genre ont publié une tribune dans Le Monde pour alerter sur la recrudescence des violences conjugales durant le confinement et pour demander une politique plus globale de prise en charge, d’autant plus nécessaire en période de crise, et d’activer la justice civile notamment le recours à l’ordonnance de protection.

Violences conjugales : « Pour sauver des vies, un SMS ne suffira pas », Le Monde, 7 avril 2020

Les signataires de cette tribune sont : Céline Bessière (université Paris-Dauphine, Irisso) ; Emilie Biland (Sciences Po, CSO) ; Elizabeth Brown (INED, UR04) ; Catherine Cavalin (CNRS, Irisso, université Paris-Dauphine, PSL) ; Estelle Czerny (université de Strasbourg, SAGE) ; Pauline Delage (CNRS, Cresppa-CSU) ; Justine Dupuis (INED, UR04) ; Sibylle Gollac (CNRS,Cresppa-CSU) ;  Solenne Jouanneau (IEP de Strasbourg, SAGE) ; Delphine Lacombe (CNRS, Urmis) ; Magali Mazuy (INED, Centre Max-Weber) ; Hélène Oehmichen (Ehess, Cessp).

En  2015,  selon  l’enquête  Virage,  menée  par  l’INED  (Institut  national  d’études démographiques), 285 000 femmes ont été victimes de violences physiques ou sexuelles d’un(ex-)partenaire. Et malgré les lois votées depuis quinze ans, les violences graves n’ont guère reculé. Dès l’annonce du confinement, les associations féministes l’ont martelé : « Il est interdit de sortir, pas de fuir ! » Elles ont alerté les pouvoirs publics des risques accrus de violences et  de  féminicides. Une  semaine  plus  tard,  on  enregistrait  déjà  une  nette  hausse  des signalements  à  la  police.  Depuis,  le gouvernement  a  multiplié  les  annonces  :  possibilité  de prévenir  la  police  par  SMS ; mise en place d’un protocole d’alerte depuis les pharmacies ; financement de 22 000 nuits d’hôtel pour faciliter les mises à l’abri et les éloignements ; déblocage d’un million d’euros pour les associations.

Chercheuses spécialistes des violences de genre et des institutions judiciaires, nous affirmons que ces mesures ne sont pas suffisantes. Elles ne résolvent pas les difficultés que les victimes rencontraient avant le confinement et que celui-ci amplifie. Comment imaginer que les plaintes seront,  plus qu’à l’accoutumée,  considérées  suffisamment  graves  et  urgentes  pour  être traitées ? Et si elles le sont, le seront-elles à temps ? Dans combien de mois les affaires ne relevant pas de la comparution immédiate ou de procédures dites « urgentes » passeront-elles devant un juge ?

Le confinement est un obstacle supplémentaire pour l’accès aux droits des victimes. Il limite l’activité des structures publiques et associatives qui habituellement les accompagnent. Les femmes qui quittent leur domicile en urgence, sans attestation dérogatoire, courent le risque d’être verbalisées. Certaines mères déjà séparées doivent respecter, sous peine d’être hors la loi, des droits de visite qui les exposent à nouveau à leurs agresseurs. Celles qui s’enfuient avec les enfants courent le risque, lorsque la justice aura repris son cours, de se voir reprocher de les avoir soustraits à leur père. Double peine. Et il y aura toutes les autres, celles quine seront pas parvenues à se sauver. Certaines mourront avant la levée de l’état d’urgence sanitaire.

Il  en  ira  de  ces  morts  comme  de  celles  provoquées  par  le  manque  de  lits  en  réanimation, l’absence  de respirateurs  ou  la  pénurie  de  masques.  Elles  résulteront  d’une  politique néolibérale qui, en matière de lutte contre les violences masculines faites aux femmes comme de santé publique, a accordé plus de valeur au règlement de la dette publique qu’à donner aux services publics les moyens de sauver des vies. Car pour sauver des vies, il ne suffit pas d’empiler numéros et mesures d’urgence. Surtout quand ces mesures sont imposées à des fonctionnaires épuisé·es, insuffisamment formé·es et en sous-effectif ou tout simplement déléguées à des associations aux budgets insuffisants. En temps normal, le système est déjà asphyxié. Cela fait vingt ans qu’en matière de violences conjugales, l’État vote des lois sans engager les dépenses qui les rendraient efficaces.


Pour les victimes, il en ira durant cette période de crise comme il en va habituellement : un SMS ne suffira pas. La violence conjugale ne se résume pas à un simple conflit de couple qui aurait  dégénéré. Elle  engage  des  rapports  de  domination  et  des  pratiques  de  contrôle complexes  qui  alimentent  le danger.  Les  hommes  qui  exercent  des  violences  sur  leur partenaire ne s’arrêtent pas d’eux-mêmes.  A courte échéance, l’éloignement des conjoints violents ou la mise à l’abri des victimes est la seule solution, y compris après la séparation. Il faut  employer  tous  les  moyens  légaux  pour  les  protéger, elles  et  leurs  enfants,  tout  en respectant leur autonomie.

Il  existe  un  outil  qui  pourrait  sauver  ces  femmes  confinées  avec  un  conjoint  violent  : l’ordonnance de protection. Créé pour contourner notamment la réticence des juges pénaux à condamner  des hommes  socialement  insérés  et  pour  prendre  en  compte  les  violences conjugales au sein de la justice familiale, ce dispositif civil existe depuis 2010. Il vise à faciliter l’éloignement  du  conjoint  mis  en cause.  Les  violences  dénoncées  n’ont  pas  à  être caractérisées pénalement : l’ordonnance est délivrée sur la base de leur vraisemblance et du danger qu’elles génèrent. En contrepartie de cet allégement du régime  de  la  preuve,  ce jugement n’a pas de conséquence pénale pour le partenaire mis en cause. Ce dispositif existe dans la plupart des pays d’Europe. Mais tandis que les justices espagnole et britannique en délivrent 20 000 par an, en France, ce chiffre s’élève à 10 000 ordonnances rendues en dix ans ! Les juges en délivreront-ils davantage en état d’urgence sanitaire ? Les témoignages affluent déjà : certain·es magistrat·es continuent à réclamer un dépôt de plainte et un certificat médical pour établir le caractère vraisemblable des violences dénoncées, des documents évidemment très compliqués à obtenir en période de confinement.

Nous, chercheuses, rappelons qu’il est de la responsabilité du gouvernement de soutenir massivement le recours à l’ordonnance de protection pour éloigner les partenaires violents. La convocation du conjoint doit pouvoir être immédiate. La loi le permet. Les juges peuvent également prononcer  une  ordonnance  de  protection  par  mesure  de  précaution,  sur  la  base d’éléments minimaux, tout en ordonnant une enquête sociale : à l’issue de l’enquête, ils et elles pourront revoir leur décision en fonction de ses résultats et d’éléments supplémentaires apportés par le parquet ou les parties, en des temps plus favorables à l’investigation que l’état d’urgence sanitaire. Après la crise, il faudra prendre les mesures dont nos travaux montrent l’urgence depuis trop longtemps : former massivement les policiers, les juges et les avocats, mettre en place une réelle politique  de  prévention,  structurer  un  maillage  interprofessionnel  qui  ne  laisse  aucun territoire en déshérence, et arrêter de demander à toutes celles et ceux qui accompagnent les femmes victimes de violence de faire toujours mieux avec toujours moins.